Solitudes partagées

Peintures à l’huile (142cm x 195cm)

Après des années passées à représenter l’homme face à un univers inquiétant, je décidais de nuancer mes visions par plus d’apaisement. Néanmoins, l’exploitation de mes états d’âme demeurait une source inépuisable d’inspiration.

Tout en admettant que l’homme était un être sociable par nature mais aussi par nécessité, je sondais sa solitude. À mes yeux, elle était son ciment, fait de stabilité et de réflexion. En m’y intéressant, j’étais dans mon élément. En effet, afin de concrétiser mes idées, j’avais besoin de temps, de recul et, sans toutefois être un ermite, d’isolement. Comme une majorité d’artistes, je préférais la solitude de mon atelier, loin de l’agitation extérieure et délivré des astreintes quotidiennes. Je désirais être disponible devant ma toile.

En abordant ce nouveau thème (qui dura trois années, avec une production de dix-sept tableaux de deux mètres), je rencontrais une première difficulté. En effet, il me fallait éviter que, par son omniprésence, la solitude n’éclabousse l’atmosphère de mes œuvres. Elle ne pouvait être que discrètement suggérée, en l’absorbant dans une relative sérénité. La solitude de mes personnages était personnelle, certes, mais disposait de portes d’accueil et de plénitude à partager. L’inclination solitaire de ces êtres de chair capables de communion les aidait à comprendre leurs semblables. Néanmoins, dans leur retraite douce et constructive, leur réflexion pouvait se teinter de mélancolie et de nostalgie.

Après mon illustration de son recueil de poèmes intitulé Le Jour des Morts, Mouloudji écrivait : Peintre de la solitude et des solitudes, Gilbert Sabatier, par les chants souterrains de ses mondes imaginaires, façonne d’autres possibles réalités où des univers d’intemporalité naissent et meurent.

Repositionnés dans le temps et dans l’espace, mes personnages ne fuyaient pas la réalité. Ils l’incarnaient, transposée dans des sphères de calme et d’intimité. Leur carapace spirituelle les protégeait des agressions extérieures. Je comparais leur utopie à un cocon confortable et rassurant, à un monde d’initiés, ayant eu accès à la connaissance. Ils considéraient le spectateur comme un profane, englué dans son ignorance et ses préjugés. Leur solitude était la compagne qu’ils avaient acceptée sur le chemin de la vie. Cependant, ils cachaient d’anciennes cicatrices, traces de leurs interrogations existentielles restées sans réponse. Leur isolement dans des parcelles d’Éden et des jardins discrets de méditation se faisait l’écho des silences et des murmures de l’au-delà.

Envahissant l’espace de leur présence, les personnages occupaient le premier plan de mes tableaux. Nus, souvent debout, ils fixaient le spectateur. Évoluant dans d’autres sphères émotionnelles, ils n’éprouvaient ni surprise ni inquiétude face à sa curiosité.

En outre, je m’attachais à mettre en relief leur morphologie. Les hommes ressemblaient à des Kouroï bien proportionnés. Ils avaient perdu leurs cheveux, signes des premiers temps de l’humanité. Leurs têtes glabres symbolisaient une meilleure écoute dans leur tentative de compréhension de l’univers. Quant aux femmes, je mettais leurs corps en évidence afin que chacun pût se délecter de leurs formes gracieuses, presque parfaites. Elles dégageaient un sentiment d’immortalité. La présence de chiens et de chats, souhaitée comme compagnons naturels, confortait mon idée d’une solitude acceptée et partagée. D’autres formes de vie, cette fois schématisées, et des mécaniques animées ceinturaient mes personnages, estompant leur isolement.

Tout devait concourir à créer un espace idyllique où les êtres humains étaient en harmonie. Ils unissaient leur intimité vers un but commun : vivre ensemble. Aucun ne devenait le prédateur de l’autre. En partageant leurs solitudes, ils avaient recomposé des havres de paix.