Abstractions sabatiériennes

Plénitude de l’abstrait.
Peintures acryliques (60cm x 73cm; 89cm x 108cm)

De mes premiers pas artistiques en 1960 jusqu’à 1985, mon goût pour le surréalisme s’estompa face à l’attraction qu’exerçait sur moi l’abstraction. J’aimais que les formes présentées puissent perdre progressivement de leur cohérence réaliste pour aboutir à une déstructuralisation des surfaces et volumes.

Tout en découvrant l’art abstrait, je souhaitais néanmoins conserver ma personnalité et éviter toute influence et classification restrictive. Par esprit d’indépendance, je refusais de plagier les maîtres de l’abstraction. Il était hors de question que je fusse considéré comme un sous-untel.

Le transfert de représentations identifiables à leur absence s’opéra sans heurt. J’avais voyagé, sans le savoir, d’un monde connu à d’autres espaces à décoder, sans doute aussi de l’adolescence à l’âge adulte. Tel un explorateur, il me fallait découvrir de nouvelles terres. À quarante-cinq ans, j’avais perdu ma chrysalide. Mon imagination se décuplant sans retenue, je percevais d’autres possibilités d’interprétation. Ces nouvelles portes de liberté me permirent d’accéder à d’autres thèmes et techniques que la représentation métaphysique et psychologique de l’homme. Tout me paraissait autorisé et réalisable. J’illustrais des sujets peu usités ou inexistants, sans rapport avec le quotidien. Même mes titres pouvaient surprendre (La veuve du soldat inconnu identifiée, Elle a accouché d’un œuf, Le Christ surpris par le tir d’une mitrailleuse). Place au délire et aux extravagances artistiques, à la liberté des sujets, des formes et des couleurs !

Cependant, modifier ainsi mon orientation signifia atténuer un handicap personnel qui me chagrinait. J’étais davantage un dessinateur (influencé par la gravure) qu’un coloriste. Depuis la nuit des temps, l’art pictural montre souvent l’opposition entre l’un et l’autre. Jusqu’à ma période précédente, j’avais conçu mes toiles par la ligne et les surfaces, la couleur ne servant qu’à confirmer un effet. Face aux nouvelles possibilités de l’art abstrait et aux dérives d’audace qui s’offraient à moi, la construction de mes tableaux emprunta un sentier parallèle. Les formes ne furent plus dessinées puis colorées. Au contraire, les effets chromatiques eux-mêmes déterminèrent les surfaces et les volumes. Je pensais d’abord aux alliances et aux oppositions de lumière colorée. Par leur jeu et équilibre, ma recherche de gammes harmoniques devait imposer la puissance émotionnelle de la couleur, sans toutefois céder aux théories et à la symbolique de cette dernière.

En 1985, dans ma première approche de l’art abstrait, je conservais la supériorité de la ligne tout en mettant plus en évidence la tache colorée. Les contours remodelés de la présence humaine éclatèrent en de multiples volumes. Je désirais ainsi obtenir une décomposition des masses et tendre vers la non-figuration.

Dans la seconde phase (de 1986 à 1990), le déséquilibre entre dessin et ton devint plus évident. Les pigments picturaux envahirent la surface de mes tableaux. La lumière, prioritaire, mangeait les ombres. Jadis une de mes préoccupations majeures, l’anatomie humaine s’effaça face à la vie colorée sous toutes ses formes. Cette période vit la concrétisation de tableaux baignés de lumière et de mouvements mais aussi la réalisation de gravures et de nombreuses grandes sculptures d’art contemporain. Les matériaux les plus divers (tel le bois, l’acier, le cuivre, le plexiglas ou le plâtre) y furent exploités.

À l’âge des bilans, une certaine nostalgie s’empare aujourd’hui de moi. Je considère ces années, durant lesquelles travail acharné et enthousiasme guidèrent mon pinceau, comme parmi mes plus fécondes.